EXTRAITS
Deuxième Partie
Ruptures
I LE LIVRE DES PIRATES
Dans un article repris dans Figures I 1 Gérard
Genette remarquait que les « nouveaux romanciers » semblaient
avoir tenu compte de la position dun Valéry sétonnant
de larbitraire romanesque menait à écrire : «
La marquise sortit à cinq heures » de préférence
à dautres phrases éliminées arbitrairement
par le romancier au profit dune phrase donnée comme seule
possible ; et que les « nouveaux romanciers » en multipliant
les points de vue, les versions dune histoire, sattaquaient
à une convention littéraire déplorée par
Paul Valéry.
Envisagé de la sorte, le « nouveau roman » est une
façon de brouiller les cartes qui met à mal lunivocité
du texte romanesque, en lémiettant. Le trait décriture
souligne le caractère apprêté du vraisemblable.
Ecoutons Nathalie Sarraute énonçant « Jai
essayé, dans Martereau, publié en 1953, de construire
quatre actions dramatiques différentes, choisies dans la masse
infinie des virtualités que limagination fait surgir, dont
aucune na sur lautre lavantage dune réalité
ou dune vérité plus grande2. » On dit : cette
histoire vaut pour une autre, la relation dun fait est chose subjective,
on vous donne des exemples, des échantillons possibles dun
même fait. Cette théorie, car cen est une, sappuie
sur lexpérience quotidienne du lecteur qui sait, pour lavoir
éprouvé, quune même histoire racontée
par différents « témoins » se modifie, varie,
voire change de sens. Il sagit de faire subir au roman le choc
de la réalité : cest dun point de vue extérieur
au roman, point de vue sur la réalité quotidienne, que
la construction romanesque se voit accusée dinvraisemblance
et dirréalisme. Alain Robbe-Grillet 2 avait raison de parler
de « nouveau réalisme » au sens où lentreprise
nouvelle romancière en soumettant le roman dit classique à
la question du réalisme en venait à une volonté
dun peu plus de réalisme accréditant ainsi ce quelle
pensait dénoncer. On pourrait produire un paradoxe (provisoire)
et énoncer que mesuré à laune du réalisme
le roman balzacien cède volontiers la place au « nouveau
roman » ! Nous avons dit paradoxe provisoire dans la mesure où
ce que nous avons décrit est le point de vue théorique
explicite et implicite du « nouveau roman », sans que pour
autant toutes les uvres écrites et rangées habituellement
sous cette appellation en relèvent.****
1. Un roman damour.
Tournons-nous maintenant vers un ouvrage édité en 1964
: les Livres des Pirates de Michel Robic 3, qui, depuis, a « mystérieusement
» disparu, sans quon sache lauteur mort ou vivant...
Ce livre désormais introuvable, et quil nous plairait de
voir rééditer, se présente, demblée,
comme une somme romanesque. Par rapport à lambition théorique
minimale du « nouveau roman » qui confine à lépure,
tant dans la forme que dans le fond, nous sommes face à un bilan
qui réintroduit « classiquement » le livre dans lunivers
romanesque de la bibliothèque qui donc soppose en
bloc à la tentation de la table rase. Les Livres des Pirates
est roman daventures et roman damour. Larrière-livre
de ce texte pourrait être constitué par les Romans de la
Table Ronde, lAstrée, le Livre des Mille et Une Nuits,
les romans de Jules Verne, etc.
Il y a amour, assassinat, fuite, rêve, complots, intrigues nombreuses,
on envisage même la Révolution. Cest dire lextrême
complication qui sempare du narratif au point que, parfois, il
faudra surseoir à des épisodes, se contenter de les résumer
dun mot, tant lenchevêtrement des histoires, des passions,
des vocables submerge le narrateur. Nous retrouvons la position immergée
dont nous avons parlé (il nous plaît dailleurs, pour
le jeu de mots, que le livre souvre sur : « Il éprouve
; il observe un remous dans leau » qui désigne un
conteur sans maîtrise dun savoir, quand bien même
serait-il fondé dans lordre du narré).
Celui qui dans le récit parle viendra après quont
été prononcé il et elle, et le je se donne comme
effraction en se dédoublant dune affirmation ; il se souligne
dans lordre de limaginaire : « Jaffirme quune
barque se balance près du rivage. » La parole du je du
récit soffre pour oraculaire : « Je le crois, nos
prophéties, lappréhension et les empreintes sont
identiques : nos doutes sadressent aux mêmes objets. »2.
Une volonté de régence.
La parole se souligne dans sa volonté de régence, elle
accuse les signes dun redoublement. Par une énonciation
de lordre non pas du biographique mais du discursif, du fragment
philosophique (« Je ferai comme je dis ») une parole a lieu
dun récit quelle articule. Ce je qui souligne son
« intégrité » (à la limite de légocentrisme),
son devoir (faire) se donne dans sa dimension fictive : comme le je
dune fiction, comme parlé par dautres. Ce nest
plus le je dun locuteur quel-conque : un pour un autre ou à
la place dun autre. Mais le je à la fois poétisé
et « fabulé » du roman moderne. Le lieu du genre,
ou, si on préfère, le lieu des mélanges de genre
: il nassume pas une position centrale, en pivot, mais demeure
dans une figure du retrait. Le texte de Michel Robic, dailleurs,
en fait métaphore sous le mot de caverne qui renvoie à
la fois à lEnéide et à Ali-Baba.
Le je est rentré dans la caverne, où sont accumulés
les trésors narratifs, les exploits. Mais il nentre pas
en leur possession, tout juste si faculté lui est laissée
de les parcourir des yeux et de les effleurer des doigts.3. Organiser
le monde.
Celui qui dit je ne peut être identifié au narrateur. Il
en est une des figures, un des actants comme dirait Greimas, une atrophie
ou une hypertrophie, dirions-nous encore : un bouffon. Le je nest
pas dans une position focale, il est toujours dans un effet de décalage,
il ne coïncide pas dans le temps avec le temps du récit.
« Le déroulement nest pas près de sachever,
bien que les interruptions, les parasites, et le bruit de fond me troublent
encore, faute de my être accoutumé très vite,
et me fassent craindre que sa fidélité ne soit médiocre.
»
Par les lacunes, dislocations, brisures et déchirements le je
sintroduit à une dimension datemporalité.
Leffet de poétisation que nous avons relevé lui
permet datteindre cette dimension hors saison. Ce nest pas
lui qui plie sous les énoncés, mais bien lui qui leur
imprime des torsades, voire des voussures. Car la voûte, méta-phore
privilégiée des Livres des Pirates, est à la fois
lieu darchi-tecture et lieu de soutènement : ce que la
voûte supporte cest le ciel, ici le monde ; elle indique
partage et frontière, elle place lacte narratif non hors
du monde mais dans un en-deçà ou un au-delà ; elle
lenclôt ; elle le borne. Et ce monde borné va être
lobjet dun ordonnancement, dune violence : «
Encore elle, ses ordres font pénétrer les branches épaisses
des arbres verdoyant à lintérieur de ces nombreuses
pièces, et des fontaines ruissellent dans les murs, selon les
indications dune autre. »
On a retenu la leçon de Senancour dans Oberman : « En prenant
une tasse de café jorganise le monde » ; «
Chaque fois que mon regard atteint la terre, il ordonne, il compose,
la partie aperçue. »4. Comme à lopéra.
Le récit pourrait être dit récit dune fin
qui serait lépreuve de lautre : laltérité
qui est, avant que ça commence, intégrée au propos,
même par enchâssement. Leffet-poétisation du
je ordonnant les objets ou plutôt les infléchissant, les
vectorisant, manifeste que lépreuve nest plus dans
une dimension dextériorité mais bien dintériorité
: « Je suis là, au centre des scènes. Je sais construire,
et casser pour refaire et je le veux en vérité. »
Le je est dans une situation dajoin-tement, de relais. Ce nest
plus tel héros tardivement ou nouvellement venu qui va prendre
en charge lacte narratif, qui va le pulser et nous conduire un
peu plus loin, nous faire pénétrer plus avant dans la
forêt de Brocéliande, nous conduire jusquà
la scène, une scène : où habi-tuellement on sarrête,
où le récit vous pose, vous met en situation de mater
le spectacle ces pauses qui constituent proprement dits les rebondissements,
les péripéties : ces actes de foi à quoi on nous
demande de croire, où le récit simmobilise grandiosement,
se glace ou se vernisse et vous tenant dans la distance que requiert
lacte de voyeurisme, vous amène non à jouir mais
à vous laisser jouir ; à être joui dans une transparence,
une finesse, une justesse, une adéquation de soi à soi
de la langue qui vous enlève, comme à lopéra,
sujets de la beauté du chant qui vous entoure, vous contourne,
vous désigne votre place et cependant vous captive dans le rapt
de votre langue vous laissant coi ou à quia.
On vous épargne cet art du suspens : « Lecteurs, si jai
pu vous retenir, ici je vous libère. » Cette phrase de
Michel Robic constitue lironie de son livre qui justement ne saurait
vous libérer pour la bonne raison quil ne dispense pas
de ces moments euphoriques que nous venons dévoquer et
dont la fonction heuristique advient en vous privant de langue, sans
que vous en souffriez : leuphorie étant toujours ce résultat
du no comment, pas de mots, lindescriptible, len-deçà
ou lau-delà de la langue. Cest-à-dire que
la fonction narrative vous prend en charge, quelle semble vous
isoler du monde et le reléguer comme décor, le décorum
nécessaire à lacte de parole. Dans ces moments,
dans les romans, on tue, on subtilise un corps et une voix, on découvre
lidentité réelle de celui qui se dissimulait sous
dautres traits, ou les véritables intentions ou significations
dUntel ou de tel propos : cest la survenue fictive de la
vérité, lacte de dévoile-ment des corps et
des discours, la mise à nu de limposture.5. Le lac où
Lancelot grandit.
Car le roman a commencé par nous raconter la substitution dun
corps à un autre corps, dune identité à une
autre identité, cest le monde des travestis, des fards,
des habits demprunt. On est passé dun doute sur les
corps, sur leur identité sexuelle (Diderot, Sade) à un
doute sur lidentité (Balzac, Dumas) puis à un doute
sur le nom même (le « nouveau roman ») à un
doute sur la possibilité de nomination, de la possibilité
de supporter un nom. Le il, le je non définis demeurant dans
une expectative, une réserve, moyen encore de tresser les fils
narratifs : le Lac où Lancelot grandit avant de pouvoir entrer
dans le récit est devenu la profération même : ce
nest plus tant le doute, le soupçon, mais une impossibilité
à nommer, à se laisser nommer, enfermer dans un nom. Vient
le temps où on se tourne vers le nom de lauteur, on va
le raconter, le mettre en mots. Il devient proprement les Livres des
Pirates. Livre de toutes sortes de recels, de contre-bandes, de pillages
littéraires. La piraterie consistant (encore) à arraisonner
dautres corps, dautres voix, dautres histoires, à
se les approprier, à les captéliser, à les faire
verser sur son compte. Qui dit je désormais ? On vous convie
à le découvrir. Autrement dit : on vous convie à
vous découvrir.
On pourrait résumer cela par un emprunt à la rhétorique
: lhypallage : Vous vous enfoncez le chapeau dans la tête,
vous comprenez bien sûr le contraire : cest la tête
que vous enfoncez dans le chapeau, le transfert de sens dune phrase
à lautre vous mettant dans cette position incongrue dêtre
indifféremment le chapeau ou la tête.
« Ô, vois ces fragments dunivers prospectés
qui se réunissent à nos yeux, comme ils lavaient
été par nos corps et notre amour, par les projections,
imaginaires. » Je est en même temps principe de cohé-rence
et dincohérence, solution de continuité et de discontinuité,
construction et destruction « jai tout prévu »
et « je suppose que je domine la scène ».6. Quel
roman que sa vie !
Ce dont on use ne sont plus objets ou décors mais les mots :
« Après chaque scène damour ou de lutte, il
faisait le décompte des mots qui ne serviraient plus. »
Le livre est lieu où brûle la langue, lieu de sa consumation.
Sy aventurer, lire cest cela le roman, le roman daventures,
où celui qui entre dans le livre risque de se perdre, derrer
; cherchant la sortie, il sapercevra peut-être quon
ne sort ni de la langue ni de la fiction, que vouloir sy retrouver
cest risquer la défaite. Au fond, si on nous en croie,
ces romans ou ce roman dispenseraient une philosophie des plus banales,
des plus quotidiennes sur le non-partage entre littérature et
vie, sur le passage dun lieu à lautre, sans quon
sache qui a commencé. Est-ce donc cela ? Vos vies sont des romans
/ Nos romans sont nos vies.
Quel roman que sa vie ! Il semblerait que la littérature donc
serrerait au plus près ses propres lieux communs. Cest
un roman ! Cette proposition sur le vrai et le faux serait mise en branle,
on la mettrait à luvre. Cest tout un roman
!
« Une plaisante histoire daventures ! » sesclaffe-t-on
dans les Livres des Pirates. Cest que le roman devient exploration
du lieu commun, après avoir été production de noms
communs tels que rocambolesque, bovarysme, sadisme, etc. Et cest
sur le lieu commun que désormais on débouche : Imaginez
la nuit de Jean Thibaudeau se termine par : « Lhistoire
» et Voilà les morts... qui lui fait suite débute
par « Lhistoire commence ». Le temps entre les deux
a été annihilé, on le comble. Le livre débouche
sur le livre. La rupture après lhistoire était provisoire,
la phrase en suspens permettant dimaginer la suite, on vous confiait
au rêve, au langage, à vos fantasmes, à nos romans,
à votre roman.
« Cest écrit, lisible désormais.
Un drame est dénoué.
Mais la suite, limprévu ?
Voici. »7. Jai oublié de raconter.
Parlant de la somme romanesque chez Michel Robic nous voulions prévenir
que nous aurions du mal, beaucoup de mal, à nous introduire là-dedans
et à en sortir. Cest pour nous excuser davoir, à
notre tour, mélangé et confondu beaucoup de fils... Nous
allons tenter petit à petit de les préciser. Pour le moment,
revenant aux Livres des Pirates, nous reconnaîtrons à ce
livre une organisation en fonction dune intimité et dun
plaisir de la langue. Dans le roman (damour) la langue (amoureuse)
fait pénétrer dans le récit selon sa loi ce qui
habi-tuellement demeure comme description extérieure au geste
ou aux mots prononcés, et qui est ici envahi par le récit
et non linverse. Sil y a séduction des corps, il
y a séduction des objets, enfermement des corps, enfermement
des objets. Les murs, les plantes, les eaux, les mots, etc., ne constituent
pas un décor mais le corps même du texte. On assiste à
une aggravation logique de la fonction narrative qui embrasse et broie
tout ensemble au point que le roman est à lintersection
des sens, des fils, et ce sont lintersection et le point de jointure
et de défaite qui sont le roman lacte romanesque.
Mais on na presque rien dit du livre. Jai oublié
den raconter lhistoire. Qui consiste à mettre en
son centre la fonction narrative. Des deux rivaux qui saffrontent
celui qui lemporte est celui qui ayant parcouru le monde raconte
des histoires et séduit ainsi lhéroïne. Celui
qui est dédaigné lassassinera et parcourra à
son tour le monde pour revenir plein dhistoires et pouvoir séduire
à son tour.
Sil y a des aventures cest pour pouvoir parler, raconter,
et séduire.
Un « change » a lieu entre amour et histoires. On nous susurre
que les mots équivalent à un corps. Et en échange
des mots soffre un corps, corps narratif quil faut capter,
rapter. Cest un renversement. Il faut baratiner, quoi ! Et, déjà,
jécoute Maurice Roche...****
NOTES1. Éd. du Seuil, coll. « Tel quel », 1966.
2. « Ce que cherche à faire » in Nouveau Roman :
Hier, aujourdhui : Pratiques. Coll. 10/18, éd. U.G.E.,
1972.
3. Éd. U.G.E., coll. lHerne - 10/18, 1964.
4. Je précise, aujourdhui, que lauteur est bien vivant
et je renouvelle le vu de voir réédité les
Livres des Pirates.
3. Au plus profond de la forêt.
« Illisible et peut-être incessant glissement de terrain
qui mine toute représentation. »
Fugue de Roger Laporte est un ouvrage incomplet. Il relève de
différents genres décritures sans pour autant être
réductible à aucun deux, et sans en assumer une
quelconque relance. Que dire de Fugue si ce nest que sa fonction,
précisément, est dembarrasser le propos qui voudrait
le « critiquer » ? Nous avons à faire à un
monstre ; nous ne savons par quel bout lenvisager.
Nous sommes au plus profond de la forêt de Brocéliande
où séchangent lanimal et lhumain ; nous
assistons à la répartition des masques. Se décide
du régime de la représentation et de son économie.
On tient un propos pour un autre, un mot pour un autre. Cest «
un jeu sans commencement ni fin ».****
4. Les fils du narratif.
« Je connais le nom : un livre. »
Fugue vient du livre et se finit dans le livre... Il sagit de
raconter le nom même du livre : « un livre ». Ecriture
au plus proche delle-même ; le temps du livre est le temps
de sa narration. Temps de naissance et de mort mélangées.
Le livre est pris dans son nom et le nom-du-livre est pris dans le livre.
Nous sommes dans les fils du narratif. Le sens est dans un après-coup
du livre, à son extérieur. Car nous sommes au cur
même de lévénement, dans labyme scénique
: « Les pistes multiples se perdent ou senchevêtrent.
»
Nous « sommes » dans une mise à plat du littéraire,
le livre est le lieu visible qui demeure dans un aveuglement au dehors.
Ecrire est constitution dun sol, fabrication dune territorialité
et production dhistoire : « A partir du moment où
jaurai derrière moi un passé de quelque épaisseur
écrire deviendra plus facile. »
5. La quête du Saint-Graal.
« Et si jétais explorateur ? »
Ecrire « veut » que lon clôture un terrain,
que se définisse un espace ; la scène romancière
se couple avec la scène délirante qui dit lenfermement
du sujet dans le verbe. Tous nos romans sont sur le modèle de
la quête du Saint-Graal, on poursuit ce qui se dérobe infiniment,
le livre va de lavant parce que, à larrière,
il y a un manque : absence de nom, de corps ou dobjet, etc., où
prend langue le roman.
Roger Laporte, lui, fait du sur-place, cest dans litération
du même que peut se produire un tremblement de langue, lhésitation
du dire qui signe leffondrement du discours du magister.
Mais la littérature est-elle un discours ? Question qui hante
proprement le littéraire, variante du : « Qui suis-je ?
» Etre du discours, pour la littérature, consiste précisément
à ce que lauteur ne soit plus rien. Quil avoue «
le je incapable de revenir à lui-même, de se
relier à ce quil fut [...] disloqué ». Désormais,
il faut arracher la phrase littéraire au « discours de
lautre ». Comment ? Si ce nest en lintro-duisant,
violemment, comme un coin, dans la figure du propre ? Et Roger Laporte
nous parle, longuement, de la « contre-écriture »
qui si elle est cause du dénouement du canevas nen est
pas moins le signe que « la vie nest pas dun côté
et la mort de lautre ».****
6. Nous sommes embobinés.
« Je compte ainsi gagner du temps » et « la chasse
que jaurais suscitée contre moi ».
A quelques lignes dintervalle Roger Laporte place deux motifs
anciens de lacte narratif. Celui de Schéhérazade
tout dabord qui hante toute la littérature dont le propos
est désir dun relaps de la mort et celui de la chasse dans
la forêt de Brocéliande de Merlin travesti en gibier. Ici,
ce sont les mots qui traquent le narrateur, qui le déportent
sans cesse et donnent, en fin de compte, à lauteur statut
deffet de textes ou de « son » texte.
Il sagit ainsi de gagner sur les mots, sur lordre quils
assoient et, pour ce faire, on joue « à fonds perdus »,
à corps perdu, bien sûr. La méthode ? « le
détour » ! Contourner lobstacle, le piège,
véritable « stratégie », comme nous dit lauteur
lui-même qui induit le lacis de ce texte, son interminable enlacement
sur lui-même.
La parole de Roger Laporte se dispose aux yeux et à loreille
dans le lieu dassomption du narratif : au nuf dramatique
où se décide après cristallisation et réunion
des fils du déroulement de la bobine. Nous sommes réellement
embobinés, nous ne pouvons espérer nous y retrouver puisque
« celui » qui parle est lui-même perdu.****
7. Le bonheur nest pas de ce monde.
« Un certain type de liaison a pu sétablir entre
le passé et le présent, liaison qui fait communiquer les
éléments de même niveau, les circonscrit par une
même ligne. »
« Une même ligne » : colliger, conjoindre afin de
ramener à soi la bobine narrative et, partant, la navette royale.
Empêcher que le texte ne relève du discours de lautre
et ne soit quun effet de la navette royale, celle qui sert à
assurer le tissu social. On ne veut rien laisser au profit de lautre
mais bien sapproprier la part du mort. Car, dans notre «
jeu », le mort est celui qui dispense lillusion du propre
et qui ainsi nous prive de notre mort. En ce sens Fugue est, de part
en part, un livre des morts, ce qui constitue lindécence
rare de ce texte qui népargne rien et qui dilapide ses
richesses dans un festin post-mortem. Mais pour cela il sest agit
daccumuler « en reprenant à son profit tout ce qui
est susceptible de se laisser nouer ». Il y a dans ce livre une
rage dappropriation frappée mortellement.
Tout ce qui vient sur le papier laisse la première phrase inentamée.
« Différer le commencement. » Tout le livre est la
reprise dun commen-cement impossible, immense phrase qui désespère
de son sens et de commencer enfin, lors même que le livre sachève
: « Le texte effacé avant davoir été
écrit, mais cette omission du sujet, cette ellipse de lhistoire,
ce tu nas pas encore commencé à écrire,
ce rien, loin de provoquer une frustration, donne bientôt un bonheur
ignoré. »
Mais le bonheur nest pas de ce monde ; après lhistoire
le « héros » ne retournera pas dans le monde mais
dans sa parole, dans ce lac où tel Lancelot il attend que la
narration veuille bien de nouveau loccuper et le sortir et lassortir
à lécho dautres voix, celles qui avant lui
avaient déjà entraîné la narration dont il
nest quun actant provisoire.
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