Mathieu BÉNÉZET

 

LE ROMAN DE LA LANGUE

Quatrième de couverture

Ce fut une certitude, presque un éblouissement, la conviction d'une avancée, un promontoire, un fondement en littérarité, la certitude, la conviction que les livres évoqués s'adressent à n'importe qui, à chacune et chacun. Certitude et conviction quasi politiques, philosophiques, éthiques. Ce fut un désir forcené de lisibilité, lire le monde et sa phrase, et la phrase sur le monde et son invention. Je m'étonne encore qu'on ait pu qualifler tel ou tel livre évoqué d'illisible. Comment peut-on renvoyer à la categorie de l'illisibilité ce qui Justement rend llsible et visible, ce qui ouvre et éclaire, ce qui s'organise dans la communauté du monde, et puis s'organisant dans la communauté du monde le rend à la lisibilité et à la visibilité ? Je m'interroge encore sur ce lapsus quant à la fonction de communication du langage. Car l'homme pas davantage que la littérature ne se « saisissent » du langage, I'homme comme la littérature sont saisis par le iangage et cette opération se nomme la langue ; rendre compte de ce ravissement, comme Marguerite Duras l'eût écrit à côté de lacques Lacan, est écrire le roman de la langue. Et peu importe que « je » y soit, puisque « tu » y es. Et, alors, « nous » faisons le monde ; nous pouvons même sérieusement envisager de le transformer, et de « nous » y changer...
C'est ce rêve que je me remémore dans l'altération actuelle de l'Utopie et de la littérature.

M.B.  

LE ROMAN DE LA LANGUE

de Mathieu Bénézet
Titre: Le roman de la langue
Auteur: Mathieu Bénézet
ISBN: 2-915048-00-2
Genre: Essai littéraire
Date de parution: août 2002
Prix public: 17 euros
Format: 13x21cm
Nbre de pages: 240 pages
Reliure: dos carré collé cousu
Argumentaire: Essai sur « la génération d'après le nouveau-roman », on y parle de Michel Robic, Bernard Noël, Claude Ollier, Philippe Sollers, Edmond Jabès, Pierre Guyotat, Maurice Roche, Roger Laporte. .. mais aussi de Platon, Paul Valéry, Maurice Blanchot, Balzac, d'Alenbert... On y parle du lac de Lancelot, du visage, du jardin « ceint d'écritures », de la voix, du souffle, des vêtements, etc. Ce livre a-théorique est avant tout un effort vers la pensée.
Édition « revue et corrigée » d'un livre paru en 1977 dans la collection 10/18, suivie d'une post-face:ÉCRIRE ENCORE. 1997.
Distributeur et diffuseur en librairie: L'éditeur en direct

 

EXTRAITS

 

Deuxième Partie

Ruptures

I — LE LIVRE DES PIRATES

Dans un article repris dans Figures I 1 Gérard Genette remarquait que les « nouveaux romanciers » semblaient avoir tenu compte de la position d’un Valéry s’étonnant de l’arbitraire romanesque menait à écrire : « La marquise sortit à cinq heures » de préférence à d’autres phrases éliminées arbitrairement par le romancier au profit d’une phrase donnée comme seule possible ; et que les « nouveaux romanciers » en multipliant les points de vue, les versions d’une histoire, s’attaquaient à une convention littéraire déplorée par Paul Valéry.
Envisagé de la sorte, le « nouveau roman » est une façon de brouiller les cartes qui met à mal l’univocité du texte romanesque, en l’émiettant. Le trait d’écriture souligne le caractère apprêté du vraisemblable. Ecoutons Nathalie Sarraute énonçant « J’ai essayé, dans Martereau, publié en 1953, de construire quatre actions dramatiques différentes, choisies dans la masse infinie des virtualités que l’imagination fait surgir, dont aucune n’a sur l’autre l’avantage d’une réalité ou d’une vérité plus grande2. » On dit : cette histoire vaut pour une autre, la relation d’un fait est chose subjective, on vous donne des exemples, des échantillons possibles d’un même fait. Cette théorie, car c’en est une, s’appuie sur l’expérience quotidienne du lecteur qui sait, pour l’avoir éprouvé, qu’une même histoire racontée par différents « témoins » se modifie, varie, voire change de sens. Il s’agit de faire subir au roman le choc de la réalité : c’est d’un point de vue extérieur au roman, point de vue sur la réalité quotidienne, que la construction romanesque se voit accusée d’invraisemblance et d’irréalisme. Alain Robbe-Grillet 2 avait raison de parler de « nouveau réalisme » au sens où l’entreprise nouvelle romancière en soumettant le roman dit classique à la question du réalisme en venait à une volonté d’un peu plus de réalisme accréditant ainsi ce qu’elle pensait dénoncer. On pourrait produire un paradoxe (provisoire) et énoncer que mesuré à l’aune du réalisme le roman balzacien cède volontiers la place au « nouveau roman » ! Nous avons dit paradoxe provisoire dans la mesure où ce que nous avons décrit est le point de vue théorique explicite et implicite du « nouveau roman », sans que pour autant toutes les œuvres écrites et rangées habituellement sous cette appellation en relèvent.****
1. Un roman d’amour.
Tournons-nous maintenant vers un ouvrage édité en 1964 : les Livres des Pirates de Michel Robic 3, qui, depuis, a « mystérieusement » disparu, sans qu’on sache l’auteur mort ou vivant... Ce livre désormais introuvable, et qu’il nous plairait de voir rééditer, se présente, d’emblée, comme une somme romanesque. Par rapport à l’ambition théorique minimale du « nouveau roman » qui confine à l’épure, tant dans la forme que dans le fond, nous sommes face à un bilan qui réintroduit « classiquement » le livre dans l’univers romanesque de la bibliothèque — qui donc s’oppose en bloc à la tentation de la table rase. Les Livres des Pirates est roman d’aventures et roman d’amour. L’arrière-livre de ce texte pourrait être constitué par les Romans de la Table Ronde, l’Astrée, le Livre des Mille et Une Nuits, les romans de Jules Verne, etc.
Il y a amour, assassinat, fuite, rêve, complots, intrigues nombreuses, on envisage même la Révolution. C’est dire l’extrême complication qui s’empare du narratif au point que, parfois, il faudra surseoir à des épisodes, se contenter de les résumer d’un mot, tant l’enchevêtrement des histoires, des passions, des vocables submerge le narrateur. Nous retrouvons la position immergée dont nous avons parlé (il nous plaît d’ailleurs, pour le jeu de mots, que le livre s’ouvre sur : « Il éprouve ; il observe un remous dans l’eau » qui désigne un conteur sans maîtrise d’un savoir, quand bien même serait-il fondé dans l’ordre du narré).
Celui qui dans le récit parle viendra après qu’ont été prononcé il et elle, et le je se donne comme effraction en se dédoublant d’une affirmation ; il se souligne dans l’ordre de l’imaginaire : « J’affirme qu’une barque se balance près du rivage. » La parole du je du récit s’offre pour oraculaire : « Je le crois, nos prophéties, l’appréhension et les empreintes sont identiques : nos doutes s’adressent aux mêmes objets. »2. Une volonté de régence.
La parole se souligne dans sa volonté de régence, elle accuse les signes d’un redoublement. Par une énonciation de l’ordre non pas du biographique mais du discursif, du fragment philosophique (« Je ferai comme je dis ») une parole a lieu d’un récit qu’elle articule. Ce je qui souligne son « intégrité » (à la limite de l’égocentrisme), son devoir (faire) se donne dans sa dimension fictive : comme le je d’une fiction, comme parlé par d’autres. Ce n’est plus le je d’un locuteur quel-conque : un pour un autre ou à la place d’un autre. Mais le je à la fois poétisé et « fabulé » du roman moderne. Le lieu du genre, ou, si on préfère, le lieu des mélanges de genre : il n’assume pas une position centrale, en pivot, mais demeure dans une figure du retrait. Le texte de Michel Robic, d’ailleurs, en fait métaphore sous le mot de caverne qui renvoie à la fois à l’Enéide et à Ali-Baba.
Le je est rentré dans la caverne, où sont accumulés les trésors narratifs, les exploits. Mais il n’entre pas en leur possession, tout juste si faculté lui est laissée de les parcourir des yeux et de les effleurer des doigts.3. Organiser le monde.
Celui qui dit je ne peut être identifié au narrateur. Il en est une des figures, un des actants comme dirait Greimas, une atrophie ou une hypertrophie, dirions-nous encore : un bouffon. Le je n’est pas dans une position focale, il est toujours dans un effet de décalage, il ne coïncide pas dans le temps avec le temps du récit. « Le déroulement n’est pas près de s’achever, bien que les interruptions, les parasites, et le bruit de fond me troublent encore, faute de m’y être accoutumé très vite, et me fassent craindre que sa fidélité ne soit médiocre. »
Par les lacunes, dislocations, brisures et déchirements le je s’introduit à une dimension d’atemporalité. L’effet de poétisation que nous avons relevé lui permet d’atteindre cette dimension hors saison. Ce n’est pas lui qui plie sous les énoncés, mais bien lui qui leur imprime des torsades, voire des voussures. Car la voûte, méta-phore privilégiée des Livres des Pirates, est à la fois lieu d’archi-tecture et lieu de soutènement : ce que la voûte supporte c’est le ciel, ici le monde ; elle indique partage et frontière, elle place l’acte narratif non hors du monde mais dans un en-deçà ou un au-delà ; elle l’enclôt ; elle le borne. Et ce monde borné va être l’objet d’un ordonnancement, d’une violence : « Encore elle, ses ordres font pénétrer les branches épaisses des arbres verdoyant à l’intérieur de ces nombreuses pièces, et des fontaines ruissellent dans les murs, selon les indications d’une autre. »
On a retenu la leçon de Senancour dans Oberman : « En prenant une tasse de café j’organise le monde » ; « Chaque fois que mon regard atteint la terre, il ordonne, il compose, la partie aperçue. »4. Comme à l’opéra.
Le récit pourrait être dit récit d’une fin qui serait l’épreuve de l’autre : l’altérité qui est, avant que ça commence, intégrée au propos, même par enchâssement. L’effet-poétisation du je ordonnant les objets ou plutôt les infléchissant, les vectorisant, manifeste que l’épreuve n’est plus dans une dimension d’extériorité mais bien d’intériorité : « Je suis là, au centre des scènes. Je sais construire, et casser pour refaire et je le veux en vérité. » Le je est dans une situation d’ajoin-tement, de relais. Ce n’est plus tel héros tardivement ou nouvellement venu qui va prendre en charge l’acte narratif, qui va le pulser et nous conduire un peu plus loin, nous faire pénétrer plus avant dans la forêt de Brocéliande, nous conduire jusqu’à la scène, une scène : où habi-tuellement on s’arrête, où le récit vous pose, vous met en situation de mater le spectacle — ces pauses qui constituent proprement dits les rebondissements, les péripéties : ces actes de foi à quoi on nous demande de croire, où le récit s’immobilise grandiosement, se glace ou se vernisse et vous tenant dans la distance que requiert l’acte de voyeurisme, vous amène non à jouir mais à vous laisser jouir ; à être joui dans une transparence, une finesse, une justesse, une adéquation de soi à soi de la langue qui vous enlève, comme à l’opéra, sujets de la beauté du chant qui vous entoure, vous contourne, vous désigne votre place et cependant vous captive dans le rapt de votre langue vous laissant coi ou à quia.
On vous épargne cet art du suspens : « Lecteurs, si j’ai pu vous retenir, ici je vous libère. » Cette phrase de Michel Robic constitue l’ironie de son livre qui justement ne saurait vous libérer pour la bonne raison qu’il ne dispense pas de ces moments euphoriques que nous venons d’évoquer et dont la fonction heuristique advient en vous privant de langue, sans que vous en souffriez : l’euphorie étant toujours ce résultat du no comment, pas de mots, l’indescriptible, l’en-deçà ou l’au-delà de la langue. C’est-à-dire que la fonction narrative vous prend en charge, qu’elle semble vous isoler du monde et le reléguer comme décor, le décorum nécessaire à l’acte de parole. Dans ces moments, dans les romans, on tue, on subtilise un corps et une voix, on découvre l’identité réelle de celui qui se dissimulait sous d’autres traits, ou les véritables intentions ou significations d’Untel ou de tel propos : c’est la survenue fictive de la vérité, l’acte de dévoile-ment des corps et des discours, la mise à nu de l’imposture.5. Le lac où Lancelot grandit.
Car le roman a commencé par nous raconter la substitution d’un corps à un autre corps, d’une identité à une autre identité, c’est le monde des travestis, des fards, des habits d’emprunt. On est passé d’un doute sur les corps, sur leur identité sexuelle (Diderot, Sade) à un doute sur l’identité (Balzac, Dumas) puis à un doute sur le nom même (le « nouveau roman ») à un doute sur la possibilité de nomination, de la possibilité de supporter un nom. Le il, le je non définis demeurant dans une expectative, une réserve, moyen encore de tresser les fils narratifs : le Lac où Lancelot grandit avant de pouvoir entrer dans le récit est devenu la profération même : ce n’est plus tant le doute, le soupçon, mais une impossibilité à nommer, à se laisser nommer, enfermer dans un nom. Vient le temps où on se tourne vers le nom de l’auteur, on va le raconter, le mettre en mots. Il devient proprement les Livres des Pirates. Livre de toutes sortes de recels, de contre-bandes, de pillages littéraires. La piraterie consistant (encore) à arraisonner d’autres corps, d’autres voix, d’autres histoires, à se les approprier, à les captéliser, à les faire verser sur son compte. Qui dit je désormais ? On vous convie à le découvrir. Autrement dit : on vous convie à vous découvrir.
On pourrait résumer cela par un emprunt à la rhétorique : l’hypallage : Vous vous enfoncez le chapeau dans la tête, vous comprenez bien sûr le contraire : c’est la tête que vous enfoncez dans le chapeau, le transfert de sens d’une phrase à l’autre vous mettant dans cette position incongrue d’être indifféremment le chapeau ou la tête.
« Ô, vois ces fragments d’univers prospectés qui se réunissent à nos yeux, comme ils l’avaient été par nos corps et notre amour, par les projections, imaginaires. » Je est en même temps principe de cohé-rence et d’incohérence, solution de continuité et de discontinuité, construction et destruction « j’ai tout prévu » et « je suppose que je domine la scène ».6. Quel roman que sa vie !
Ce dont on use ne sont plus objets ou décors mais les mots : « Après chaque scène d’amour ou de lutte, il faisait le décompte des mots qui ne serviraient plus. » Le livre est lieu où brûle la langue, lieu de sa consumation. S’y aventurer, lire c’est cela le roman, le roman d’aventures, où celui qui entre dans le livre risque de se perdre, d’errer ; cherchant la sortie, il s’apercevra peut-être qu’on ne sort ni de la langue ni de la fiction, que vouloir s’y retrouver c’est risquer la défaite. Au fond, si on nous en croie, ces romans ou ce roman dispenseraient une philosophie des plus banales, des plus quotidiennes sur le non-partage entre littérature et vie, sur le passage d’un lieu à l’autre, sans qu’on sache qui a commencé. Est-ce donc cela ? Vos vies sont des romans / Nos romans sont nos vies.
Quel roman que sa vie ! Il semblerait que la littérature donc serrerait au plus près ses propres lieux communs. C’est un roman ! Cette proposition sur le vrai et le faux serait mise en branle, on la mettrait à l’œuvre. C’est tout un roman !
« Une plaisante histoire d’aventures ! » s’esclaffe-t-on dans les Livres des Pirates. C’est que le roman devient exploration du lieu commun, après avoir été production de noms communs tels que rocambolesque, bovarysme, sadisme, etc. Et c’est sur le lieu commun que désormais on débouche : Imaginez la nuit de Jean Thibaudeau se termine par : « L’histoire » et Voilà les morts... qui lui fait suite débute par « L’histoire commence ». Le temps entre les deux a été annihilé, on le comble. Le livre débouche sur le livre. La rupture après l’histoire était provisoire, la phrase en suspens permettant d’imaginer la suite, on vous confiait au rêve, au langage, à vos fantasmes, à nos romans, à votre roman.
« C’est écrit, — lisible désormais.
Un drame est dénoué.
Mais la suite, l’imprévu ?
— Voici. »7. J’ai oublié de raconter.
Parlant de la somme romanesque chez Michel Robic nous voulions prévenir que nous aurions du mal, beaucoup de mal, à nous introduire là-dedans et à en sortir. C’est pour nous excuser d’avoir, à notre tour, mélangé et confondu beaucoup de fils... Nous allons tenter petit à petit de les préciser. Pour le moment, revenant aux Livres des Pirates, nous reconnaîtrons à ce livre une organisation en fonction d’une intimité et d’un plaisir de la langue. Dans le roman (d’amour) la langue (amoureuse) fait pénétrer dans le récit selon sa loi ce qui habi-tuellement demeure comme description extérieure au geste ou aux mots prononcés, et qui est ici envahi par le récit et non l’inverse. S’il y a séduction des corps, il y a séduction des objets, enfermement des corps, enfermement des objets. Les murs, les plantes, les eaux, les mots, etc., ne constituent pas un décor mais le corps même du texte. On assiste à une aggravation logique de la fonction narrative qui embrasse et broie tout ensemble au point que le roman est à l’intersection des sens, des fils, et ce sont l’intersection et le point de jointure et de défaite qui sont le roman — l’acte romanesque.
Mais on n’a presque rien dit du livre. J’ai oublié d’en raconter l’histoire. Qui consiste à mettre en son centre la fonction narrative. Des deux rivaux qui s’affrontent celui qui l’emporte est celui qui ayant parcouru le monde raconte des histoires et séduit ainsi l’héroïne. Celui qui est dédaigné l’assassinera et parcourra à son tour le monde pour revenir plein d’histoires et pouvoir séduire à son tour.
S’il y a des aventures c’est pour pouvoir parler, raconter, et séduire.
Un « change » a lieu entre amour et histoires. On nous susurre que les mots équivalent à un corps. Et en échange des mots s’offre un corps, corps narratif qu’il faut capter, rapter. C’est un renversement. Il faut baratiner, quoi ! Et, déjà, j’écoute Maurice Roche...****
NOTES1. Éd. du Seuil, coll. « Tel quel », 1966.
2. « Ce que cherche à faire » in Nouveau Roman : Hier, aujourd’hui : Pratiques. Coll. 10/18, éd. U.G.E., 1972.
3. Éd. U.G.E., coll. l’Herne - 10/18, 1964.
4. Je précise, aujourd’hui, que l’auteur est bien vivant et je renouvelle le vœu de voir réédité les Livres des Pirates.

3. Au plus profond de la forêt.
« Illisible et peut-être incessant glissement de terrain qui mine toute représentation. »
Fugue de Roger Laporte est un ouvrage incomplet. Il relève de différents genres d’écritures sans pour autant être réductible à aucun d’eux, et sans en assumer une quelconque relance. Que dire de Fugue si ce n’est que sa fonction, précisément, est d’embarrasser le propos qui voudrait le « critiquer » ? Nous avons à faire à un monstre ; nous ne savons par quel bout l’envisager.
Nous sommes au plus profond de la forêt de Brocéliande où s’échangent l’animal et l’humain ; nous assistons à la répartition des masques. Se décide du régime de la représentation et de son économie. On tient un propos pour un autre, un mot pour un autre. C’est « un jeu sans commencement ni fin ».****
4. Les fils du narratif.
« Je connais le nom : un livre. »
Fugue vient du livre et se finit dans le livre... Il s’agit de raconter le nom même du livre : « un livre ». Ecriture au plus proche d’elle-même ; le temps du livre est le temps de sa narration. Temps de naissance et de mort mélangées.
Le livre est pris dans son nom et le nom-du-livre est pris dans le livre. Nous sommes dans les fils du narratif. Le sens est dans un après-coup du livre, à son extérieur. Car nous sommes au cœur même de l’événement, dans l’abyme scénique : « Les pistes multiples se perdent ou s’enchevêtrent. »
Nous « sommes » dans une mise à plat du littéraire, le livre est le lieu visible qui demeure dans un aveuglement au dehors. Ecrire est constitution d’un sol, fabrication d’une territorialité et production d’histoire : « A partir du moment où j’aurai derrière moi un passé de quelque épaisseur écrire deviendra plus facile. »
5. La quête du Saint-Graal.
« Et si j’étais explorateur ? »
Ecrire « veut » que l’on clôture un terrain, que se définisse un espace ; la scène romancière se couple avec la scène délirante qui dit l’enfermement du sujet dans le verbe. Tous nos romans sont sur le modèle de la quête du Saint-Graal, on poursuit ce qui se dérobe infiniment, le livre va de l’avant parce que, à l’arrière, il y a un manque : absence de nom, de corps ou d’objet, etc., où prend langue le roman.
Roger Laporte, lui, fait du sur-place, c’est dans l’itération du même que peut se produire un tremblement de langue, l’hésitation du dire qui signe l’effondrement du discours du magister.
Mais la littérature est-elle un discours ? Question qui hante proprement le littéraire, variante du : « Qui suis-je ? » Etre du discours, pour la littérature, consiste précisément à ce que l’auteur ne soit plus rien. Qu’il avoue « le “je” incapable de revenir à lui-même, de se relier à ce qu’il fut [...] disloqué ». Désormais, il faut arracher la phrase littéraire au « discours de l’autre ». Comment ? Si ce n’est en l’intro-duisant, violemment, comme un coin, dans la figure du propre ? Et Roger Laporte nous parle, longuement, de la « contre-écriture » qui si elle est cause du dénouement du canevas n’en est pas moins le signe que « la vie n’est pas d’un côté et la mort de l’autre ».****
6. Nous sommes embobinés.
« Je compte ainsi gagner du temps » et « la chasse que j’aurais suscitée contre moi ».
A quelques lignes d’intervalle Roger Laporte place deux motifs anciens de l’acte narratif. Celui de Schéhérazade tout d’abord qui hante toute la littérature dont le propos est désir d’un relaps de la mort et celui de la chasse dans la forêt de Brocéliande de Merlin travesti en gibier. Ici, ce sont les mots qui traquent le narrateur, qui le déportent sans cesse et donnent, en fin de compte, à l’auteur statut d’effet de textes ou de « son » texte.
Il s’agit ainsi de gagner sur les mots, sur l’ordre qu’ils assoient et, pour ce faire, on joue « à fonds perdus », à corps perdu, bien sûr. La méthode ? « le détour » ! Contourner l’obstacle, le piège, véritable « stratégie », comme nous dit l’auteur lui-même qui induit le lacis de ce texte, son interminable enlacement sur lui-même.
La parole de Roger Laporte se dispose aux yeux et à l’oreille dans le lieu d’assomption du narratif : au nœuf dramatique où se décide après cristallisation et réunion des fils du déroulement de la bobine. Nous sommes réellement embobinés, nous ne pouvons espérer nous y retrouver puisque « celui » qui parle est lui-même perdu.****
7. Le bonheur n’est pas de ce monde.
« Un certain type de liaison a pu s’établir entre le passé et le présent, liaison qui fait communiquer les éléments de même niveau, les circonscrit par une même ligne. »
« Une même ligne » : colliger, conjoindre afin de ramener à soi la bobine narrative et, partant, la navette royale. Empêcher que le texte ne relève du discours de l’autre et ne soit qu’un effet de la navette royale, celle qui sert à assurer le tissu social. On ne veut rien laisser au profit de l’autre mais bien s’approprier la part du mort. Car, dans notre « jeu », le mort est celui qui dispense l’illusion du propre et qui ainsi nous prive de notre mort. En ce sens Fugue est, de part en part, un livre des morts, ce qui constitue l’indécence rare de ce texte qui n’épargne rien et qui dilapide ses richesses dans un festin post-mortem. Mais pour cela il s’est agit d’accumuler « en reprenant à son profit tout ce qui est susceptible de se laisser nouer ». Il y a dans ce livre une rage d’appropriation frappée mortellement.
Tout ce qui vient sur le papier laisse la première phrase inentamée. « Différer le commencement. » Tout le livre est la reprise d’un commen-cement impossible, immense phrase qui désespère de son sens et de commencer enfin, lors même que le livre s’achève : « Le texte effacé avant d’avoir été écrit, mais cette omission du sujet, cette ellipse de l’histoire, ce “tu n’as pas encore commencé à écrire”, ce rien, loin de provoquer une frustration, donne bientôt un bonheur ignoré. »
Mais — le bonheur n’est pas de ce monde ; après l’histoire le « héros » ne retournera pas dans le monde mais dans sa parole, dans ce lac où tel Lancelot il attend que la narration veuille bien de nouveau l’occuper et le sortir et l’assortir à l’écho d’autres voix, celles qui avant lui avaient déjà entraîné la narration dont il n’est qu’un actant provisoire.

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DU MÊME AUTEUR


AUX ÉDITIONS FLAMMARION :

DITS ET RÉCITS DU MORTEL, ménipée, 1976.
L’IMITATION DE MATHIEU BÉNÉZET, mélodrame, 1978.
LA FIN DE L’HOMME, roman inachevé, 1979.
CECI EST MON CORPS, 1, mélange, 1979.
PANTIN, CANAL DE L’OURCQ, roman, 1981.
LE TRAVAIL D’AMOUR, poésie, 1984.
CECI EST MON CORPS, 2, miscellanées, 1986.
ROMAN JOURNALIER, prose, 1987.
L’OCÉAN JUSQU’À TOI, rime, 1994.
DÉTAILS, APOSTILLES (1982-1997), 1998.

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CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
(ouvrages disponibles)

L’INSTANT D’UNE QUANTITÉ DE PAROLES, récit, Comp’Act, 1988.
LES XXXX SUIVI DE TRENTE-NEUF QUATRAINS, poésie, Comp’Act, 1990.
VOTRE SOLITUDE, poésie, Seghers, 1988.
ODE À LA POÉSIE, poème, William Blake and C°, 1996.
ANDRÉ BRETON. RÊVEUR DÉFINITIF, essai de lire, Éditions du Rocher, 1996.
SIMPLES CONSIDÉRATIONS. CONSIDÉRATIONS SIMPLES (avec Alain Coulange), Editions du Rocher, 1997.
“EH ! L’HOMME QUI FAIT DES HOMMES...”, essai de voir, Adélie, 1997.
MOI, MATHIEU BAS-VIGNONS, FILS DE ..., roman, Actes Sud, 1999.
L’APHONIE DE HEGEL, poésie, Obsidiane, 2000.
NAUFRAGE, NAUFRAGE, roman, Editions Léo Scheer, 2002.