EXTRAITS
Avant-propos
Posons demblée la question : pourquoi
publier ces textes ? Les interventions ayant eu lieu, les textes ayant
circulé ( revues ou plaquettes ), pourquoi les ( re ) publier
? A cela plusieurs raisons sans doute ; je nen évoquerai
que deux.
Une raison de conjoncture, comme il se doit. Aujourdhui semble
prévaloir dans la critique woolfienne la réévaluation
( pour reprendre le titre dun livre édité par R.
Freedman en 1975, V. Woolf, Revaluation and continuity ) plutôt
que la continuité. Depuis quelques années se dessine,
pour moi qui ne suis pas critique, mais une espèce de common
reader, une reconfiguration partielle de la saisie des uvres de
V. Woolf. En témoigne le colloque qui lui a été
consacré à Cerisy-la-Salle en 2001, où certaines
des questions examinées étaient celles de la désontologisation
de lécriture woolfienne, de sa poétique comme création
au regard du réel de Lalangue, ou de la survenue du vertige dans
la syncope de lÊtre, toutes choses naguère inaudibles.
Cependant que sur cette ligne de crête venaient à comparaître
quelques noms, dont lévocation hier encore était
impensable en un tel lieu ( Lacan, Badiou, Lacoue-Labarthe ). Il nous
semble que les trois interventions qui suivent ne sont pas dans ce chur
trop irrelevantes ( comme disent les Anglo-Saxons ). Doù
leur publication en livre, dont je remercie chaleureusement les éditions
Horlieu davoir pris linitiative.
Une autre raison, qui est peut-être en un sens la même,
est celle de notre présent. Quel est notre présent, et
en lespèce notre présent de lecteurs de Woolf ?
Pourquoi lire ses uvres aujourdhui ?
Mais quel aura été le propre présent de V. Woolf
? Prenons les choses par leur bord terminal, soit cette phrase bien
connue de mars 1941 : « we have no future ». Je propose
dentendre ce no future très exactement comme un no present.
Nous navons pas, nous navons plus de présent ( autre
que celui de son arraisonnement par la glaciation stalinienne ou le
désastre fasciste ). Mais y aura-t-il jamais eu un présent
véritable, une contemporanéité active de la création
artistique, pour V. Woolf ? La réponse affirmative à cette
question fait point darrêt en circonscrivant drastiquement
le no future, et en déployant lhistoricité
des uvres à lerrance de ce nihilisme dans
létendue entière des années 20 aux années
40 ; et donc aussi point darrêt à ce qui peut se
présenter comme une métaphysique woolfienne de léchec
( à quoi le Blanchot des années 50 nétait
peut-être pas totalement étranger, quand il exhaussait
le « jéchoue » de la Rhoda des Vagues, jusquà
une figure totalisante de léchec, celui de V. Woolf elle-même
).
Basculons donc, de la fin à lenvoi. Woolf, dans un texte
de 1923, How it Strikes a contemporary, écrit ceci : «
it is an age [...] littered with fragments [...] A shift in the scale
the war, the sudden slip of masses hold in position for ages
has shaken the fabric from top to the bottom, alienated us from
the past. » Le point est clairement celui dêtre
contemporain de ce qui se décline comme présent. Cette
déclinaison est celle où nous nous trouvons littéralement
déjetés comme fragments ( faisons jouer le mot joycien
: a letter, a litter ). Et cette fragmentation déjetée
du présent est tout loffice dune rupture dans la
logique du monde ( son échelle des valeurs, a shift in the
scale ). Lenvoi inaugural de notre époque disjoint radicalement
le présent davec tout ce qui avait été fermement
tenu au cours des âges. Le coup de tonnerre disruptif est pour
elle la guerre de 14, et ce quelque chose dun peu mystérieux
dans le texte, le « sudden slip of masses », cette
glissade de masse, voire ce lapsus de masse en échappée
de lemprise des siècles. Le cur de la question porte
sur cette soudaine glissade, parce que pour ce qui est de la guerre,
cest tout à fait clair : lhorreur quaura été
pour les gens de cet âge la boucherie impérialiste de 14-18
résonnera dans toute létendue de luvre
de V. Woolf. Le monde, ce monde hérité de lère
victorienne, nétait donc en réserve que dune
auto-destruction sanglante, à quoi seul lébranlement
du monumental passé jusquen son fondement ( to the bottom
), dans la figure dun nouvel embrayage logique ( a shift in the
scale ), pouvait peut-être « répondre ».
Le cur de la question est en ce point : la rupture est-elle
dans la dimension dune disruption radicale, dune disjonction
sans reste davec le passé, ou dune relève
possible de quelque chose du passé ? Parce que si ce qui savère
est linauguration toujours réitérée dun
nouveau matin du monde, si plus rien du passé ne survit, sil
nous est désormais radicalement étranger ( alienated
us from the past ), alors tout présent choit dans lannonce
dun futur toujours reporté, ce qui est proprement son abolition.
Et donc nous ne pouvons plus nous déclarer « a contemporary
» ( sans impudence ).
Lisons lAction Restreinte de Mallarmé, comme nous
y invite A. Badiou1. Le présent est le nud dune activation
du passé dans la guise dun futur au travail, ou le nud
dune répétition et dune projection. Si larasement
de tout passé lemporte dans la coupure absolue que serait
le siècle, alors le futur nest plus que prophétie
hagarde, et le présent se tait.
Les uvres de V. Woolf sont très exactement dans cette tension.
Disons que pour elle il y a un présent, « son » présent
tel quelle commence de le créer avec La Chambre de
Jacob, qui est le nud de la décomposition dun
ordre ( lordre réaliste-naturaliste du Roman ), et de la
composition dun désordre ( les fragments que nous sommes
devenus à la suite dun lapsus de masse ). Disons même
que pour V. Woolf, et cela de La Chambre de Jacob à
Les Vagues, il y a un présent actif de la création
artistique même si ce présent doit toujours être
re-parié quant à son effectivité. Et il y a un
présent parce que la Foule sest déclarée.
Pas simplement la « foule » de quelques artistes, Joyce,
elle-même, Picasso, dautres encore ( même si cest
pour elle, écrivain, crucial ). Mais la Foule sest déclarée
les masses quoi, les multitudes du siècle, comme elle
dit dans son Journal.
Les masses se sont déclarées ( jusquà
quel point, et en quels termes, cest toute léquivoque
du slip of the masses ). Mettre fin, ici et maintenant, à
loppression immémoriale et à lexploitation
de lhomme par lhomme. Casser en deux lhistoire du
monde, si lon veut, sarracher réellement à
cette préhistoire dont la terrible acmé aura été
la boucherie de 14.
Cest à nen pas douter ce qui convoque irrésistiblement
V. Woolf à intervenir auprès des ouvrières dune
banlieue industrielle ; intervenir aussi directement que possible, sans
en passer par ce tampon exécrable quest le Labor Party
( cest le sens de sa fameuse histoire des high brows
et des low brows : que les créateurs, artistes ou savants,
parlent directement aux ouvriers, eux qui sont au cur de lexploitation,
en évitant autant que faire se peut lépaisseur graisseuse
ce sont les termes de son Journal des middle
brows, les délégués du Labor ). Et cest
sur fond de cette déclaration quun présent existe.
Mais derechef la question insiste, celle de la disjonction massive,
ou de la remarque dune différence. Il est assuré
que La Promenade au Phare, dans une voie plus « mallarméenne
», privilégie la constitution dun présent,
certes sur fond dune rupture, mais où la dé-liaison
signe larrachement du lieu de la création à la face
grimaçante du train du monde, sa sauvegarde en un site séparé
de la mixture dun faux présent qui nest que la perpétuation
académique de lancien monde, plutôt que la table
rase de tout passé. Cependant que Les Vagues est plus
disruptif, plus « nietzschéen » en un sens
du moins quant à son projet , dans cette tentative de poème
qui, selon ses propres termes, « dynamite » La Promenade
au Phare.
Parce que laurore dune surrection nefface pas simplement
les traces du passé, mais incessamment les traces de son propre
passé, le pas gagné qui risque toujours de sengluer
uvre oblige dans lépaisseur dun
présent qui ne serait plus que la réplique ( peut-être
plus « moderne » ) de lacadémisme. Malevitch
on le sait nallouait au Musée dArt Moderne ( tout
aussitôt voué aux flammes ) que quelques uvres suprématistes,
dans le seul but de témoigner quainsi le chemin avait déjà
été parcouru, et que le nouveau exigeait de loublier
à linstant. Faire table rase du passé le plus immédiat,
qui était cependant le présent, pour que lacte seul
demeure, dans son éclipse.
Remarquons cependant que même au cur de la disjonction
( Les Vagues ), persiste linjonction du présent ; ainsi
Bernard déclarera : « we are creators. We too have
made something that will join the innumerable congregations of past
time. » Le présent de la création sy décline
bien comme nud ( join ) du passé et du futur
( will join ).
V. Woolf pousse certes la disjonction jusquà ses plus
extrêmes conséquences ( fussent-elles désastreuses
; mais il faut risquer le nouveau jusquà sa réversion
possible dans une disposition désastreuse, et cela dès
La Chambre de Jacob, pour avoir chance de toucher à quelque
Réel ), sans cependant que tout passé nous soit à
jamais étranger, ce qui serait abolir le présent. Que
quelques uvres existent de La Chambre de Jacob à
Les Vagues en témoigne.
Peut-être aussi que son différend avec Joyce portait
sur ce point. Que des voix bénévolentes viennent lui clamer
aux oreilles que lUlysse joycien était lalpha
mais dès lors quy avait-il avant ? et même
loméga de la rupture contemporaine, à cela elle
ne pouvait assentir : elle se serait aliénée tout passé
et enclose dans un futur inattesté, ce qui laurait déjetée
du présent. Joyce disait-elle ne faisait quavec le cru,
alors que nous disposions du déjà cuit. Il fallait certes
le suivre, ne pas recuire incessamment le même bouillon de la
« réalité », qui nétait que grimace
: disjonction oblige. Mais lexil de lancienne cuisine obligeait-il
à se présenter ( à se laisser représenter
) comme lalpha de toutes choses ? V. Woolf aura décidé
que son exil nétait pas celui de Joyce.
Mais cette décision nest dans la figure daucune garantie
quant au présent. Ainsi les années 30 voient-elles se
poser la question : quand va-t-il advenir, ce monde nouveau que chacun
sempresse dannoncer, monde dune humanité libérée
de lasservissement ancien ? The Years en indiquera le propos.
Car si le futur est toujours reporté ( nest pas lactivation
dun présent ), et si le passé sest perdu dans
les sables, alors le « présent » nest plus
que loscillation affolée dune répétition
académique de la tradition, ou dune agitation vaine qui
se consume sur place. Ces Années en profileront le funèbre
monument.
Mais luvre continue au plus près de ceci quen
un sens elle ne le peut plus qui ne peut assentir à la
reconduction simple de lancien ragoût ( de la vieille sauce,
dirait le Bernard des Vagues ). Il faut relancer les dés, avec
ce que lon a, La Promenade au Phare, Les Vagues. La saisie
uvrante de ses deux « actes », et plus encore
de ce qui tentait de se profiler « entre » eux ( the
narrow bridge of art ), tel sera le propos de Entre les actes. Le
cur de cette dernière uvre est bien décrire
la prose qui tiendrait en sa garde les fragments du présent :
nous-mêmes, notre siècle. Quel siècle avons-nous
atteint qui ne soit pas la simple répétition inactive
des vieux âges, demandait déjà La Chambre de
Jacob. Entre les actes répond : le siècle des orts,
scraps and fragments. Comment faire uvre de cette matière
errante ?
Encore un détour, par le jeune Beckett. Dans une lettre de
janvier 1937, il écrit ceci :
« Je néprouve pas plus dintérêt
pour « lunification » du chaos historique que
pour la « clarification » du chaos individuel, et
encore moins pour lanthropomorphisation des nécessités
inhumaines responsables du chaos. Je veux seulement les bribes, les
débris, etc., des noms, des dates, la naissance et la mort, parce
que, au-delà, il mest impossible de rien savoir. Je prétends
que larrière-plan et les causes forment une machinerie
inhumaine et incompréhensible, et me hasarde à demander
ce que cest que cet appétit susceptible dêtre
apaisé par lanimisme moderne qui consiste à les
rationaliser. Le rationalisme est la dernière forme en date de
lanimisme. »
Il est remarquable quici luise avec une telle clarté
lefficace dun présent, pour Woolf et pour Beckett
: ils sont au même point, et cependant dans une distance lun
de lautre. Nul doute que le non-animisme moderne de V. Woolf ne
consentait cependant pas à abdiquer devant le chaos déjeté
des fragments dexistence. Il fallait prélever les gestes
de La Promenade au Phare et de Les Vagues pour tenter
sans ignorer larrière-plan machinique que la voix-Jinny
des Vagues appelait les Grands Moteurs, « qui nous
mènent, toujours plus bas », non pour le rationaliser,
mais simplement en exhiber la logique de reprendre cela dun
peu haut, cest-à-dire from the bottom. De ce fond
infondé senlèvera la langue de merveille
dEntre les actes, aurore ( ou Minuit ) dune nouvelle
scène ; où cependant les wonderful words ne se
feront pas entendre, enfouis en quelque passé dérouté,
le rideau levé sur un présent consumé. Alors oui,
peut-être, no future, cest-à-dire no present.
Mais cette rupture terminale, que V. Woolf essaiera de remettre en
jeu ( pour ne pas la monnayer trop vite dans le « malaise
dans la civilisation » ) signera que ceci aura eu lieu, qui
nétait pas que le lieu : La Chambre de Jacob, Mrs Dalloway,
La Promenade au Phare, Les Vagues, Entre les actes. Le projetant,
ce lieu décalé de toute réalité mondaine,
aussi loin quun endroit fusionne avec au-delà, pour quil
soit dit : fait, étant. Pour la mort ne lui rien céder.
Mais il suffit. Peut-être que ces trois textes nexistent
modeste témoignage que pour saluer la jeune Virginia
Stephen. Elle qui traînée de force dans une soirée
mondaine par un demi-frère équivoque qui voulait se faire
« mousser » ( Girl is phallus ), déclarait
benoîtement à un parterre dinénarrables Ladies
linterrogeant sur son activité quotidienne ( jouez-vous
de la musique, faites-vous du tricot ? ) quelle passait son temps
à lire Platon : « Moi je lis Platon. Et vous-même,
vous ne connaissez pas ? Comment peut-on vivre sans avoir lu Platon
? ». Car elle savait, la jeune Virginia, que la question philosophique
dernière tramée dans des systèmes de pensée
dune complexité inouïe est bien celle-ci :
quest-ce que vivre ? Quest-ce que vivre, non simplement
dans le train du monde comme il va, mais aussi en exception à
la platitude répétitive et oppressive des jours, quand
vous transit léclair extatique dune vision, ou que
la certitude patiente dun travail à venir vous saisit.
Le long détour soustractif dune pensée uvrante,
noué à la surrection extatique dune contemplation,
dans la traverse active et instruite du monde, tel aura été
ce « quelque chose dabstrait, dans les landes, dans
le ciel », que Woolf disait chercher, dans le compagnonnage
de Platon, Lucrèce, Shakespeare, Dante, et quelques autres. Ces
trois conférences se seront essayées à en retrouver
lécho. Non pour « rationaliser la machine inhumaine
» qui conduit notre incertain aujourdhui, mais pour linciser
de ce fragment que lartiste de prose anglaise nous aura légué,
à nous qui durons, toujours.
Note
1 - A. BADIOU, Images du Temps Présent,
Séminaire du Collège International de Philosophie, 2002
( non publié ).
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