Dominique HÉNAFF

UNE PROSE À L'ÉPREUVE DU RÉEL

Quatrième de couverture

DOMINIQUE HÉNAFF
UNE PROSE À L’ÉPREUVE DU RÉEL
Trois interventions à propos de Virginia Woolf

Peut-être que ces trois textes n’existent — modeste témoignage — que pour saluer la jeune Virginia Stephen. Elle qui traînée de force dans une soirée mondaine par un demi-frère équivoque qui voulait se faire « mousser » ( Girl is phallus ), déclarait benoîtement à un parterre d’inénarrables Ladies l’interrogeant sur son activité quotidienne ( jouez-vous de la musique, faites-vous du tricot ? ) qu’elle passait son temps à lire Platon : « Moi je lis Platon. Et vous-même, vous ne connaissez pas ? Comment peut-on vivre sans avoir lu Platon ? ». Car elle savait, la jeune Virginia, que la question philosophique dernière — tramée dans des systèmes de pensée d’une complexité inouïe — est bien celle-ci : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que vivre, non simplement dans le train du monde comme il va, mais aussi en exception à la platitude répétitive et oppressive des jours, quand vous transit l’éclair extatique d’une vision, ou que la certitude patiente d’un travail à venir vous saisit.
Le long détour soustractif d’une pensée œuvrante, noué à la surrection extatique d’une contemplation, dans la traverse active et instruite du monde, tel aura été ce « quelque chose d’abstrait, dans les landes, dans le ciel », que Woolf disait chercher, dans le compagnonnage de Platon, Lucrèce, Shakespeare, Dante, et quelques autres. Ces trois conférences se seront essayées à en retrouver l’écho. Non pour « rationaliser la machine inhumaine » qui conduit notre incertain aujourd’hui, mais pour l’inciser de ce fragment que l’artiste de prose anglaise nous aura légué, à nous qui durons, toujours.
D.H.

Une prose à l’épreuve du réel

Trois interventions à propos deVirginia Woolf
de Dominique Hénaff

Titre : Une prose à l’épreuve du réel
Auteur : Dominique Hénaff
ISBN : 2-915048-01-0
Genre : Essai littéraire
Date de parution : Mars 2003
Prix public : 12 €
Format : 13x21 cm
Nbre de pages : 110 pages
Reluire dos carré collé cousu
Distributeur : Union Distribution
Diffuseur en librairie : La Fédération
22 rue de l’Arcade 75008 Paris
tél. 01 42 66 10 40
fax 01 42 66 10 42
federationdiffusion@wanadoo.fr

 

EXTRAITS

 

Avant-propos


Posons d’emblée la question : pourquoi publier ces textes ? Les interventions ayant eu lieu, les textes ayant circulé ( revues ou plaquettes ), pourquoi les ( re ) publier ? A cela plusieurs raisons sans doute ; je n’en évoquerai que deux.
Une raison de conjoncture, comme il se doit. Aujourd’hui semble prévaloir dans la critique woolfienne la réévaluation ( pour reprendre le titre d’un livre édité par R. Freedman en 1975,
V. Woolf, Revaluation and continuity ) plutôt que la continuité. Depuis quelques années se dessine, pour moi qui ne suis pas critique, mais une espèce de common reader, une reconfiguration partielle de la saisie des œuvres de V. Woolf. En témoigne le colloque qui lui a été consacré à Cerisy-la-Salle en 2001, où certaines des questions examinées étaient celles de la désontologisation de l’écriture woolfienne, de sa poétique comme création au regard du réel de Lalangue, ou de la survenue du vertige dans la syncope de l’Être, toutes choses naguère inaudibles. Cependant que sur cette ligne de crête venaient à comparaître quelques noms, dont l’évocation hier encore était impensable en un tel lieu ( Lacan, Badiou, Lacoue-Labarthe ). Il nous semble que les trois interventions qui suivent ne sont pas dans ce chœur trop irrelevantes ( comme disent les Anglo-Saxons ). D’où leur publication en livre, dont je remercie chaleureusement les éditions Horlieu d’avoir pris l’initiative.
Une autre raison, qui est peut-être en un sens la même, est celle de notre présent. Quel est notre présent, et en l’espèce notre présent de lecteurs de Woolf ? Pourquoi lire ses œuvres aujourd’hui ?
Mais quel aura été le propre présent de V. Woolf ? Prenons les choses par leur bord terminal, soit cette phrase bien connue de mars 1941 : « we have no future ». Je propose d’entendre ce no future très exactement comme un no present. Nous n’avons pas, nous n’avons plus de présent ( autre que celui de son arraisonnement par la glaciation stalinienne ou le désastre fasciste ). Mais y aura-t-il jamais eu un présent véritable, une contemporanéité active de la création artistique, pour V. Woolf ? La réponse affirmative à cette question fait point d’arrêt — en circonscrivant drastiquement
le no future, et en déployant l’historicité des œuvres — à l’errance de ce nihilisme dans l’étendue entière des années 20 aux années 40 ; et donc aussi point d’arrêt à ce qui peut se présenter comme une métaphysique woolfienne de l’échec ( à quoi le Blanchot des années 50 n’était peut-être pas totalement étranger, quand il exhaussait le « j’échoue » de la Rhoda des Vagues, jusqu’à une figure totalisante de l’échec, celui de V. Woolf elle-même ).
Basculons donc, de la fin à l’envoi. Woolf, dans un texte de 1923
, How it Strikes a contemporary, écrit ceci : « it is an age [...] littered with fragments [...] A shift in the scale — the war, the sudden slip of masses hold in position for ages — has shaken the fabric from top to the bottom, alienated us from the past. » Le point est clairement celui d’être contemporain de ce qui se décline comme présent. Cette déclinaison est celle où nous nous trouvons littéralement déjetés comme fragments ( faisons jouer le mot joycien : a letter, a litter ). Et cette fragmentation déjetée du présent est tout l’office d’une rupture dans la logique du monde ( son échelle des valeurs, a shift in the scale ). L’envoi inaugural de notre époque disjoint radicalement le présent d’avec tout ce qui avait été fermement tenu au cours des âges. Le coup de tonnerre disruptif est pour elle la guerre de 14, et ce quelque chose d’un peu mystérieux dans le texte, le « sudden slip of masses », cette glissade de masse, voire ce lapsus de masse en échappée de l’emprise des siècles. Le cœur de la question porte sur cette soudaine glissade, parce que pour ce qui est de la guerre, c’est tout à fait clair : l’horreur qu’aura été pour les gens de cet âge la boucherie impérialiste de 14-18 résonnera dans toute l’étendue de l’œuvre de V. Woolf. Le monde, ce monde hérité de l’ère victorienne, n’était donc en réserve que d’une auto-destruction sanglante, à quoi seul l’ébranlement du monumental passé jusqu’en son fondement ( to the bottom ), dans la figure d’un nouvel embrayage logique ( a shift in the scale ), pouvait peut-être « répondre ».
Le cœur de la question est en ce point : la rupture est-elle dans la dimension d’une disruption radicale, d’une disjonction sans reste d’avec le passé, ou d’une relève possible de quelque chose du passé ? Parce que si ce qui s’avère est l’inauguration toujours réitérée d’un nouveau matin du monde, si plus rien du passé ne survit, s’il nous est désormais radicalement étranger ( alienated us from the past ), alors tout présent choit dans l’annonce d’un futur toujours reporté, ce qui est proprement son abolition. Et donc nous ne pouvons plus nous déclarer « a contemporary » ( sans impudence ).
Lisons
l’Action Restreinte de Mallarmé, comme nous y invite A. Badiou1. Le présent est le nœud d’une activation du passé dans la guise d’un futur au travail, ou le nœud d’une répétition et d’une projection. Si l’arasement de tout passé l’emporte dans la coupure absolue que serait le siècle, alors le futur n’est plus que prophétie hagarde, et le présent se tait.
Les œuvres de V. Woolf sont très exactement dans cette tension. Disons que pour elle il y a un présent, « son » présent tel qu’elle commence de le créer avec
La Chambre de Jacob, qui est le nœud de la décomposition d’un ordre ( l’ordre réaliste-naturaliste du Roman ), et de la composition d’un désordre ( les fragments que nous sommes devenus à la suite d’un lapsus de masse ). Disons même que pour V. Woolf, et cela de La Chambre de Jacob à Les Vagues, il y a un présent actif de la création artistique — même si ce présent doit toujours être re-parié quant à son effectivité. Et il y a un présent parce que la Foule s’est déclarée. Pas simplement la « foule » de quelques artistes, Joyce, elle-même, Picasso, d’autres encore ( même si c’est pour elle, écrivain, crucial ). Mais la Foule s’est déclarée — les masses quoi, les multitudes du siècle, comme elle dit dans son Journal.
Les masses se sont déclarées ( jusqu’à quel point, et en quels termes, c’est toute l’équivoque du slip of the masses ). Mettre fin, ici et maintenant, à l’oppression immémoriale et à l’exploitation de l’homme par l’homme. Casser en deux l’histoire du monde, si l’on veut, s’arracher réellement à cette préhistoire dont la terrible acmé aura été la boucherie de 14.
C’est à n’en pas douter ce qui convoque irrésistiblement V. Woolf à intervenir auprès des ouvrières d’une banlieue industrielle ; intervenir aussi directement que possible, sans en passer par ce tampon exécrable qu’est le Labor Party ( c’est le sens de sa fameuse histoire des high brows et des low brows : que les créateurs, artistes ou savants, parlent directement aux ouvriers, eux qui sont au cœur de l’exploitation, en évitant autant que faire se peut l’épaisseur graisseuse — ce sont les termes de son Journal — des middle brows, les délégués du Labor ). Et c’est sur fond de cette déclaration qu’un présent existe.
Mais derechef la question insiste, celle de la disjonction massive, ou de la remarque d’une différence. Il est assuré que La Promenade au Phare, dans une voie plus « mallarméenne », privilégie la constitution d’un présent, certes sur fond d’une rupture, mais où la dé-liaison signe l’arrachement du lieu de la création à la face grimaçante du train du monde, sa sauvegarde en un site séparé de la mixture d’un faux présent qui n’est que la perpétuation académique de l’ancien monde, plutôt que la table rase de tout passé. Cependant que Les Vagues est plus disruptif, plus « nietzschéen » en un sens — du moins quant à son projet —, dans cette tentative de poème qui, selon ses propres termes, « dynamite » La Promenade au Phare.
Parce que l’aurore d’une surrection n’efface pas simplement les traces du passé, mais incessamment les traces de son propre passé, le pas gagné qui risque toujours de s’engluer — œuvre oblige — dans l’épaisseur d’un présent qui ne serait plus que la réplique ( peut-être plus « moderne » ) de l’académisme. Malevitch on le sait n’allouait au Musée d’Art Moderne ( tout aussitôt voué aux flammes ) que quelques œuvres suprématistes, dans le seul but de témoigner qu’ainsi le chemin avait déjà été parcouru, et que le nouveau exigeait de l’oublier à l’instant. Faire table rase du passé le plus immédiat, qui était cependant le présent, pour que l’acte seul demeure, dans son éclipse.
Remarquons cependant que même au cœur de la disjonction ( Les Vagues ), persiste l’injonction du présent ; ainsi Bernard déclarera : « we are creators. We too have made something that will join the innumerable congregations of past time. » Le présent de la création s’y décline bien comme nœud ( join ) du passé et du futur ( will join ).
V. Woolf pousse certes la disjonction jusqu’à ses plus extrêmes conséquences ( fussent-elles désastreuses ; mais il faut risquer le nouveau jusqu’à sa réversion possible dans une disposition désastreuse, et cela dès La Chambre de Jacob, pour avoir chance de toucher à quelque Réel ), sans cependant que tout passé nous soit à jamais étranger, ce qui serait abolir le présent. Que quelques œuvres existent — de La Chambre de Jacob à Les Vagues — en témoigne.
Peut-être aussi que son différend avec Joyce portait sur ce point. Que des voix bénévolentes viennent lui clamer aux oreilles que l’Ulysse joycien était l’alpha — mais dès lors qu’y avait-il avant ? — et même l’oméga de la rupture contemporaine, à cela elle ne pouvait assentir : elle se serait aliénée tout passé et enclose dans un futur inattesté, ce qui l’aurait déjetée du présent. Joyce disait-elle ne faisait qu’avec le cru, alors que nous disposions du déjà cuit. Il fallait certes le suivre, ne pas recuire incessamment le même bouillon de la « réalité », qui n’était que grimace : disjonction oblige. Mais l’exil de l’ancienne cuisine obligeait-il à se présenter ( à se laisser représenter ) comme l’alpha de toutes choses ? V. Woolf aura décidé que son exil n’était pas celui de Joyce.
Mais cette décision n’est dans la figure d’aucune garantie quant au présent. Ainsi les années 30 voient-elles se poser la question : quand va-t-il advenir, ce monde nouveau que chacun s’empresse d’annoncer, monde d’une humanité libérée de l’asservissement ancien ?
The Years en indiquera le propos. Car si le futur est toujours reporté ( n’est pas l’activation d’un présent ), et si le passé s’est perdu dans les sables, alors le « présent » n’est plus que l’oscillation affolée d’une répétition académique de la tradition, ou d’une agitation vaine qui se consume sur place. Ces Années en profileront le funèbre monument.
Mais l’œuvre continue — au plus près de ceci qu’en un sens elle ne le peut plus — qui ne peut assentir à la reconduction simple de l’ancien ragoût ( de la vieille sauce, dirait le Bernard des Vagues ). Il faut relancer les dés, avec ce que l’on a,
La Promenade au Phare, Les Vagues. La saisie œuvrante de ses deux « actes », et plus encore de ce qui tentait de se profiler « entre » eux ( the narrow bridge of art ), tel sera le propos de Entre les actes. Le cœur de cette dernière œuvre est bien d’écrire la prose qui tiendrait en sa garde les fragments du présent : nous-mêmes, notre siècle. Quel siècle avons-nous atteint qui ne soit pas la simple répétition inactive des vieux âges, demandait déjà La Chambre de Jacob. Entre les actes répond : le siècle des orts, scraps and fragments. Comment faire œuvre de cette matière errante ?
Encore un détour, par le jeune Beckett. Dans une lettre de janvier 1937, il écrit ceci :
« Je n’éprouve pas plus d’intérêt pour « l’unification » du chaos historique que pour la « clarification » du chaos individuel, et encore moins pour l’anthropomorphisation des nécessités inhumaines responsables du chaos. Je veux seulement les bribes, les débris, etc., des noms, des dates, la naissance et la mort, parce que, au-delà, il m’est impossible de rien savoir. Je prétends que l’arrière-plan et les causes forment une machinerie inhumaine et incompréhensible, et me hasarde à demander ce que c’est que cet appétit susceptible d’être apaisé par l’animisme moderne qui consiste à les rationaliser. Le rationalisme est la dernière forme en date de l’animisme. »
Il est remarquable qu’ici luise avec une telle clarté l’efficace d’un présent, pour Woolf et pour Beckett : ils sont au même point, et cependant dans une distance l’un de l’autre. Nul doute que le non-animisme moderne de V. Woolf ne consentait cependant pas à abdiquer devant le chaos déjeté des fragments d’existence. Il fallait prélever les gestes de La Promenade au Phare et de Les Vagues pour tenter — sans ignorer l’arrière-plan machinique que la voix-Jinny des Vagues appelait les Grands Moteurs, « qui nous mènent, toujours plus bas », non pour le rationaliser, mais simplement en exhiber la logique — de reprendre cela d’un peu haut, c’est-à-dire from the bottom. De ce fond — infondé — s’enlèvera la langue de merveille d’Entre les actes, aurore ( ou Minuit ) d’une nouvelle scène ; où cependant les wonderful words ne se feront pas entendre, enfouis en quelque passé dérouté, le rideau levé sur un présent consumé. Alors oui, peut-être, no future, c’est-à-dire no present. Mais cette rupture terminale, que V. Woolf essaiera de remettre en jeu ( pour ne pas la monnayer trop vite dans le « malaise dans la civilisation » ) signera que ceci aura eu lieu, qui n’était pas que le lieu : La Chambre de Jacob, Mrs Dalloway, La Promenade au Phare, Les Vagues, Entre les actes. Le projetant, ce lieu décalé de toute réalité mondaine, aussi loin qu’un endroit fusionne avec au-delà, pour qu’il soit dit : fait, étant. Pour la mort ne lui rien céder.
Mais il suffit. Peut-être que ces trois textes n’existent — modeste témoignage — que pour saluer la jeune Virginia Stephen. Elle qui traînée de force dans une soirée mondaine par un demi-frère équivoque qui voulait se faire « mousser »
( Girl is phallus ), déclarait benoîtement à un parterre d’inénarrables Ladies l’interrogeant sur son activité quotidienne ( jouez-vous de la musique, faites-vous du tricot ? ) qu’elle passait son temps à lire Platon : « Moi je lis Platon. Et vous-même, vous ne connaissez pas ? Comment peut-on vivre sans avoir lu Platon ? ». Car elle savait, la jeune Virginia, que la question philosophique dernière — tramée dans des systèmes de pensée d’une complexité inouïe — est bien celle-ci : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que vivre, non simplement dans le train du monde comme il va, mais aussi en exception à la platitude répétitive et oppressive des jours, quand vous transit l’éclair extatique d’une vision, ou que la certitude patiente d’un travail à venir vous saisit.
Le long détour soustractif d’une pensée œuvrante, noué à la surrection extatique d’une contemplation, dans la traverse active et instruite du monde, tel aura été ce
« quelque chose d’abstrait, dans les landes, dans le ciel », que Woolf disait chercher, dans le compagnonnage de Platon, Lucrèce, Shakespeare, Dante, et quelques autres. Ces trois conférences se seront essayées à en retrouver l’écho. Non pour « rationaliser la machine inhumaine » qui conduit notre incertain aujourd’hui, mais pour l’inciser de ce fragment que l’artiste de prose anglaise nous aura légué, à nous qui durons, toujours.

 

Note

1 - A. BADIOU, Images du Temps Présent, Séminaire du Collège International de Philosophie, 2002 ( non publié ).